Du procès de Clodius. Force de la conscience


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  • Tu te trompes, cher Lucilius, si tu regardes comme un vice propre à notre siècle la soif du plaisir, l’abandon des bonnes mœurs et autres désordres que chacun reprocha toujours à ses contemporains. Tout cela tient aux hommes, non aux temps ; aucune époque n’a été pure de fautes. Suis de siècle en siècle l’histoire de la corruption, je rougis de le dire, mais jamais elle n’agit plus à découvert qu’en présence de Caton. Croira-t-on que l’or joua un si grand rôle dans la cause où Clodius était accusé d’adultère ostensiblement commis avec la femme de César en profanant la sainteté d’un de ces sacrifices qui s’offrent pour le salut du peuple, en un lieu où l’aspect seul d’un homme est si sévèrement interdit que jusqu’aux peintures d’animaux mâles y sont voilées ? Eh bien, de l’or fut compté aux juges ; et, chose plus infâme qu’un tel pacte, la jouissance de patriciennes et d’adolescents nobles fut exigée comme supplément de prix.

    Le crime fut moins révoltant que l’absolution. L’accusé d’adultère se fait distributeur d’adultères et n’est assuré de son salut qu’en rendant ses juges semblables à lui. Voilà ce qui s’est fait dans une cause où, n’y eût-il pas eu d’autre frein, Caton avait porté témoignage. Citons les paroles mêmes de Cicéron, car le fait passe toute croyance : « Il a mandé les juges, il a promis, il a cautionné, il a donné. Bien plus, bons dieux, quelle horreur ! des nuits de femmes qu’ils désignèrent, et de nobles adolescents qu’on dut leur amener, tel a été, pour quelques juges, le pot-de-vin du marché. » Ne disputons pas sur le prix : l’accessoire fut plus monstrueux. Tu veux la femme de cet homme austère ? je te la donne. De ce riche ? je la mettrai dans ton lit. Si je ne te procure pas l’épouse de cet autre, condamne-moi. Cette belle que tu désires, elle viendra ; je te promets une nuit de cette autre, et je ne serai pas long : dans les vingt-quatre heures ma promesse sera tenue.

    Distribuer des adultères, c’est faire pis que de les commettre : l’un est pour de nobles dames une injonction méprisante, l’autre un jeu de libertin. Ces juges, si dignes de l’accusé, avaient demandé au sénat une garde, qui n’était nécessaire qu’en cas de condamnation, et l’avaient obtenue, ce qui leur valut ce mot piquant de Catulus, après l’absolution : « Pourquoi nous demander une garde ? Craigniez-vous qu’on ne vous reprît l’or de Clodius ? » Mais ces plaisanteries n’empêchaient pas l’impunité d’un homme adultère avant le jugement, courtier de prostitution pendant qu’on le jugeait, qui, pour échapper à son arrêt, avait fait pis que pour le mériter. Crois-tu qu’il y ait eu rien de plus corrompu que ces mœurs, quand ni religion ni justice n’arrêtaient la débauche, qui dans cette même enquête, suivie extraordinairement par décret du sénat, consommait de plus graves attentats que ceux qu’on recherchait ? Il s’agissait de savoir si après l’adultère on pouvait être en sûreté ; il fut reconnu qu’on ne pouvait l’être qu’au moyen de l’adultère.

    Et ceci s’est commis sous les yeux de Pompée et de César, sous les yeux de Cicéron et de Caton, de ce Caton, disons-nous, en présence duquel le peuple n’osa demander, aux jeux floraux, qu’on fit paraître les courtisanes nues. Crois-tu les hommes d’alors plus austères comme spectateurs que comme juges ? Tout cela se verra, tout cela s’est vu ; et l’immoralité des villes, momentanément contenue par les lois et la crainte, ne s’arrêtera jamais d’elle-même. Ne va donc pas te figurer que la débauche soit aujourd’hui plus autorisée et les lois moins libres d’agir. De nos jours, la jeunesse est bien plus retenue qu’au temps où un accusé se défendait d’un adultère devant ses juges, tandis que les juges s’avouaient coupables du même crime devant l’accusé ; lorsque pour juger l’infamie on la commettait ; lorsqu’un Clodius, plus en crédit que jamais par les vices qui l’avaient rendu criminel, se faisait entremetteur au moment où se plaidait sa cause.

    Qui le croira ? Un seul adultère l’eût fait condamner ; sa complicité dans plusieurs le fit absoudre. Tout âge aura ses Clodius, mais tout âge n’aura point ses Catons. Nous inclinons facilement au mal : pour le mal, les guides ni les compagnons ne peuvent manquer ; que dis-je ? on y va, sans guide ni compagnon, de soi-même ; c’est plus qu’une pente, c’est un précipice. Et ce qui nous rend presque tous incapables de retour au bien, c’est que dans tous les autres arts, les fautes portent honte et dommage à leur auteur ; dans l’art de la vie on trouve du charme à faillir. Le pilote ne s’applaudit point de voir son vaisseau couler bas, ni le médecin d’enterrer son malade, ni l’orateur, si la faiblesse de sa défense a fait succomber son client : pour l’ennemi des mœurs au contraire, prévariquer c’est jouir. L’un triomphe d’un adultère que rendaient plus piquant les obstacles ; l’autre met sa joie dans la fourberie et le vol : nul repentir du crime, que si le crime a mal tourné. Tel est l’effet des habitudes perverses. Car, d’un autre côté, la preuve que le sentiment du bien survit même dans l’âme la plus abandonnée au mal, et qu’elle n’ignore point ce qui est déshonnête, mais qu’elle n’y songe plus, c’est que tout homme dissimule une mauvaise action, et que, lui eût-elle réussi, en recueillant le résultat il a bien soin de cacher la cause.

    Mais une conscience pure aime le grand jour et défie tous les regards : le méchant craint jusqu’aux ténèbres. Épicure a dit là-dessus fort heureusement, ce me semble : « Le malfaiteur peut avoir la chance de rester caché ; la certitude, il ne peut l’avoir. » Ou bien, si tu trouves le sens plus clair comme ceci : « Rien ne sert au coupable de demeurer caché ; eût-il même cette fortune, il n’y aurait pas foi. » Oui, l’impunité peut suivre le crime, la sécurité jamais. Je ne crois pas qu’ainsi énoncée cette maxime choque notre école. Pourquoi ? Parce que la plus prompte comme la plus grave peine du malfaiteur est d’avoir fait le mal, et que pas un crime, dût la Fortune l’orner de tous ses dons, et le protéger et le couvrir, ne reste impuni : le supplice du crime est dans le crime même. Et néanmoins un autre châtiment encore le presse et le poursuit : toujours il craint et prend l’alarme et ne se fie à rien de ce qui pourrait le rassurer. Pourquoi délivrerais-je d’un tel supplice l’iniquité ? Pourquoi ne la laisserais-je pas toujours en suspens ?

    Séparons-nous ici d’Épicure, qui dit : « Rien n’est juste de sa nature ; et il faut éviter de faire le mal parce que ensuite on n’évite pas la crainte ; » mais répétons avec lui qu’une mauvaise conscience porte en elle ses fouets vengeurs et subit des tortures infinies dans cette perpétuelle angoisse qui l’oppresse, qui la déchire, qui lui défend de croire aux garants de sa sécurité. Et cela même démontre, ô Épicure ! que naturellement l’homme abhorre le crime, puisque nul coupable, au fond même du plus sûr asile, n’est exempt de frayeur. Beaucoup sont par hasard affranchis de la punition, nul ne l’est de la crainte. Pourquoi ? C’est que nous portons imprimée en nous l’horreur de ce que la nature condamne. Aussi n’est-on jamais sûr d’être bien caché lors même qu’on l’est le mieux : car la conscience nous accuse et nous dénonce à nous-mêmes. Le propre du crime est de trembler toujours. Malheur à l’humanité, lorsque tant de forfaits échappent à la loi, au magistrat et aux supplices écrits, si la nature ne faisait tout payer, et cruellement, et à l’heure même ; et si, à défaut du châtiment, elle n’envoyait la peur.

     

    Houssen Moshinaly

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